métier du mois : Le tailleur de Pierre
l'art de bâtir
Cette année, PAYSALP met à l’honneur, à l’occasion des Journées Européennes du patrimoine, les carrières de Tuf de Pouilly, hameau de St Jeoire.
Dans le cadre de notre année thématique sur les savoir-faire, nous avons choisi de mettre en avant ce patrimoine immatériel méconnu que sont les carrières de Tuf de Pouilly.
L’activité d’exploitation du tuf a eu cours jusqu’à la Première Guerre mondiale. C’est une pierre calcaire très légère, issue d’une réaction chimique entre l’eau, l’air et le calcaire. Elle était utilisée pour construire des encadrements de portes, fenêtres et conduits de cheminées installés localement mais aussi dans des bâtiments de Genève tel le collège Calvin et, d’après Louis Blondel, le tuf de Pouilly aurait été utilisé pour la voute de l’aqueduc romain de Genève.
Sur le territoire de PAYSALP, il y a de nombreuses carrières dont certaines encore en activité comme celle de la Tour et de la Serra. Dans la vallée du Giffre, l’activité de la taille de pierre était très forte à tel point qu’il existait une confrérie de tailleur de pierre appelée les frahans. Ces tailleurs de pierre, originaires en grande majorité de Samoëns, avaient même créé une école pour former les jeunes apprentis. Leur savoir-faire était reconnu de la vallée du Giffre jusqu’à Genève.
Tailler, découper,détacher
Sur le territoire, il y avait donc trois activités distinctes de taille de pierre : les meulières du Vouan, les carrières de tuf et les carrières calcaires comme celle de la Serra. Malgré la diversité des matériaux extraits et de la pierre taillée, les outils utilisés eux étaient sensiblement les mêmes. On peut classer les outils en fonction de leur forme et de la façon dont on les utilise. On distingue cinq catégories :
– Les percussions lancées : Ce sont tous les outils qui possèdent un manche et avec lesquels on tape directement la pierre (ex : le marteau taillant, la masse…). Ils permettent essentiellement de commencer la taille du bloc en sortie de carrière. Néanmoins certains, comme les taillants, peuvent permettre de réaliser de la taille de finition très fine.
– Les percussions posées avec percuteurs : ce sont des outils (ciseaux, gouge…) que l’on propulse avec un percuteur (maillet ou massette). Ils servent à enlever la matière en excédent lorsque l’on taille le bloc. Ils sont également utilisés en sculpture.
– Les percussions posées à “main” : Ce sont des outils que l’on utilise sans percuteur. Ils interviennent surtout dans la finition de la taille d’un bloc (rifloir, rabotin…). Mais on y trouve aussi les outils de découpe comme les scies.
– Les outils de mesures : règle, équerre et compas.
– Les outils “modernes” : Ils sont apparus souvent récemment, au cours du 20ème siècle, avec la mécanisation et l’électricité (haveuse à chaîne, burin à air comprimé…).
L’extraction du tuf à Pouilly :
Le début de l’exploitation de cette carrière n’est pas connu, Pierre Broise mentionne l’époque romaine mais sans certitude. Ce qui est certain, c’est que la famille Béné figure comme exploitant sur le registre des carrières de 1890. D’après les témoignages des descendants, une quarantaine d’ouvriers travaillait à la carrière entre la fin du 19è siècle et la Première Guerre mondiale. Au début de l’exploitation, les outils utilisés étaient rudimentaires. Ensuite, grâce à la chute d’eau, une scie à tuf fût mise en place et facilita le travail des tailleurs de pierre. Les ouvriers travaillant à la carrière : maçons, tailleurs, manœuvres formaient une équipe appelé les « tovachons » et ils sciaient, découpaient, ajustaient les blocs de tuf extraits de la falaise.
L’extraction des meules de Vouan :
Depuis de nombreuses années, PAYSALP valorise le mont Vouan labellisé Espace Naturel Sensible et ses meulières classées au titre des monuments historiques. Le métier de carrier est un savoir-faire valorisé dans les collections, un espace du Musée PAYSAN est consacré à cette pratique. L’extraction d’une meule se décompose en plusieurs étapes :
1. « La découverte ». Il faut enlever « le mort-terrain » : la terre et la mauvaise roche qui recouvrent la bonne roche.
2. Le tracé de la meule : Avec un pic, on fait un trou au centre de la meule, puis on y place le compas de meulier (compas dont les pointes forment un coude à 90°) qui raye la pierre. On souligne ensuite le tracé avec un fusain ou du charbon puis on le pique avec un burin et un marteau. On déploie le plan sur l’ensemble de la carrière avec un plan en nid d’abeilles, car il permet une extraction optimisée et de mutualiser les tranchées. Le meulier repère également les fissures pour optimiser la production. Tout cela est révélateur de l’extrême technicité des meuliers.
3. La tranchée de havage permet de détourer les meules ; elle fait 20 à 30 cm de large tout autour de la meule (permet de passer une jambe) et a une profondeur égale à l’épaisseur de la meule (de 30 à 50 cm). Cette tranchée est ouverte soit :
- à la pointerolle, un burin emmanché sur lequel on tape à coup de marteau ou de massette : c’est donc une percussion posée, qui permet un tracé extrêmement régulier et précis. La pointerolle donne des traces d’outils très longues et peu espacées les unes des autres (environ 3cm).
- soit au pic : une pioche à deux pointes. C’est donc une percussion lancée en allant à reculons. (utilisée à Vouan)
- soit au têtu : un pic à une seule pointe utilisée en percussion lancée (utilisée à Vachat, au mont Vouan)
Le meulier travaille à reculons à l’intérieur de sa tranchée de havage, avec un pic ou un têtu. Il laisse des sillons plutôt en diagonal. Sur le fond de la tranchée de havage, il y a des passes : marques du pic, et des sillons sur le plan vertical.
4. Les emboitures : pour décoller la meule du rocher, plusieurs techniques sont utilisées.
- Des coins de bois, souvent du saule, séchés au four, que l’on glisse dans des trous creusés au préalable. Puis on remplit d’eau la tranchée de havage, ce qui fait gonfler le bois et provoque le décollement de la meule (cf. textes)
- Des coins de fer : on creuse, à la base du cylindre, tout un ensemble de trous appelés les « emboitures » (environ 10 cm de profondeur). À l’intérieur du trou, on glisse un coin de fer, pris en sandwich entre deux lames de fer appelées les pommelles. L’ensemble s’appelle une boîte. Les pommelles permettent de mieux répartir les forces lorsque les meuliers tapent dessus avec une masse. La meule va se désolidariser du rocher. Lorsque la meule est extraite sur un plan horizontal, un meulier est debout sur la meule, pieds nus, pour guider les coups des autres meuliers.
Généralement, les meuliers se servent des niveaux de sédimentation différents pour leur tranchée de havage ce qui facilite l’extraction de la meule. Mais beaucoup de meules se cassent lors de cette étape.
5. L’enlèvement de la meule : Pour extraire la meule de l’alvéole, les meuliers utilisent une pince : de grandes barres de fer (qui peuvent mesurer jusqu’à 2 m de long) qui permettent de faire levier et ainsi de glisser des rondins de bois sous la meule pour la déplacer. Les meuliers vont utiliser l’alvéole pour extraire d’autres meules. Ce sont des meules en lit. Cela permet d’obtenir des tubes verticaux (des tours) sur plusieurs mètres de profondeur. Une carrière en exploitation a des paliers, car plusieurs équipes travaillent en même temps : découverte, tracé, extraction…).
6. Les meules sont ensuite emmenées dans des ateliers pour la finition, à côté de la carrière. Les meuliers posent la meule sur des blocs de pierre, pour accroitre la force des coups. Les meuliers utilisent des burins, des broches, des ciseaux, des bouchardes pour avoir une meule avec une surface plane (ou légèrement conique), un œil percé. Ce travail de finition dure environ 15 jours. Là encore, il y a des meules ratées qui restent sur place.
Sources :
BAUD Anne, SCHMITT Anne, la construction monumentale en Haute-Savoie du XIIe au XVIIe siècle, de la carrière au bâti, documents d’Archéologie en Rhône-Alpes et en Auvergne, n°48, Lyon 2019.
BELMONT Alain, intervention pour la formation des guides du Vouan organisée par PAYSALP et la CC4R
WIDI Walter et DECROUEZ Danielle, Pierres de Genève, découvrir la ville par la pierre de ses constructions, avril 2021
NANTERNE Gérard, Pouilly, légendes et réalités, 2008.
Bulletin municipal de Saint-Jeoire
Le messager article du 28 avril 2016
Archives départementales de la Haute-Savoie, fonds Pierre Broise.
Crédits photos : PAYSALP, Archives départementales de la Haute-Savoie, cascade de Pouilly, 13FI3813, Amis de l’histoire